C’est un document pas tout à fait comme les autres. Dans L’Ombre du Commandant, la réalisatrice allemande Daniela Völker part à la rencontre de Hans-Jurgen Höss, aujourd’hui âgé de 87 ans, l’un des fils de Rudolf Höss, l’officier nazi en charge du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau où plus d’1,1 million de prisonniers, la plupart de confession juive, ont trouvé la mort durant la Seconde Guerre mondiale. Enfant, Hans-Jurgen a vécu avec ses frères et sœurs dans une grande propriété, adossée à la machine de mort. A-t-il conscience des atrocités commises sous les ordres de son père ? Tel est le point de départ de ce film étonnant, en salles en France le 6 novembre…
Une histoire encore méconnue
En 2023, le réalisateur britannique Jonathan Glazer mettait en scène le quotidien de Rudolf Höss, son épouse Hedwig et leurs jeunes enfants dans La Zone d’intérêt , libre adaptation du roman de son compatriote Jonathan Amis. Comment une famille allemande ordinaire a-t-elle pu côtoyer l’horreur dans l’indifférence ? L’Ombre du commandant offre un regard à la fois différent et complémentaire sur leur histoire. Si les personnages de La Zone d’intérêt ne semblent faire preuve d’aucune compassion, le film de Daniela Völker va plus loin en explorant les répercussions de la violence sur plusieurs générations. Comment la famille Höss a-t-elle traversé le siècle après la guerre ? Comment les descendants de cette période sombre en éprouvent-ils encore le poids aujourd’hui ? La réalisatrice mène l’enquête à la façon d’un “true crime”, aussi palpitant qu’édifiant.
Un projet de longue haleine
Déjà productrice d’une série documentaire sur les armes de guerre nazie en 2013, Daniela Völker a eu l’idée de L’Ombre du commandant après avoir été approchée par Maya, la fille d’Anita Lasker-Wallfisch, la célèbre violoniste qui a survécu à Auschwitz. “Je me suis toujours dit qu’il ne pouvait y avoir de survivant ou de victime sans criminel, et que leurs histoires allaient de pair“, explique-t-elle à Variety . En effectuant des recherches, elle découvre l’existence de l’autobiographie de Rudolf Höss, écrite en prison avant qu’il soit exécuté en 1947. Un texte d’une froideur monstrueuse, qui servira plus tard de fil rouge à son film. De fil en aiguille, elle apprend que l’un de ses fils, Hans-Jurgen est encore en vie. Mais il lui faudra plus d’un an, et l’aide de son propre fils Kai, pour le convaincre de témoigner face à une caméra.
Un film universel et intime
L’Ombre du commandant participe au travail de mémoire comme d’autres documentaires auparavant. Mais il s’en distingue par sa dimension quasi psychanalytique. En effet, il suit en parallèle les relations complexes entre d’un côté Hans-Jurgen Höss et son fils Kai, de l’autre Anita Lasker-Wallfisch et sa fille Maya. Devenu pasteur, à la tête d’une communauté aimante, le petit-fils du bourreau ne comprend pas comment son père a pu ignorer les souffrances des déportés, quand bien même il n’était qu’un enfant. De son côté, la fille de la “violoniste d’Auschwitz” reproche à sa mère de ne pas avoir su l’aimer et de lui avoir transmis sa souffrance in utero. De manière bouleversante, le film de Daniela Völker les montre l’un et l’autre se réconcilier avec leur histoire familiale. Avant d’organiser la rencontre entre les deux aînés, étonnante… autour d’une tasse de thé.
“L’Ombre du commandant” :
qui était Rudolf Höss, le bourreau d’Auschwitz ?
par Jérôme VERMELIN
À sa tête, Rüdolf Höss a supervisé la mort de plus de 1,1 million de prisonniers durant la Seconde Guerre mondiale.
Sous sa responsabilité directe, plus de 1,1 million de prisonniers ont péri dans le camp d’Auschwitz-Birkenau, la plupart de confession juive. Personnage central de La Zone d’intérêt, le glaçant chef-d’œuvre de Jonathan Glazer sorti l’an dernier, Rudolf Franz Ferdinand Höss est la figure tutélaire de L’Ombre du commandant, le passionnant documentaire de Daniela Völker , au cinéma à partir de mercredi.
Né à Baden-Baden au tournant du XXᵉ siècle, ce fils de militaire a 39 ans lorsqu’il s’installe avec son épouse Hedwig et leurs jeunes enfants dans une grande propriété qui jouxte le camp d’Auschwitz. Jusqu’en janvier 1945, il va perfectionner la machine de mort jusque dans les moindres rouages afin de faire le maximum de victimes, rentrant souper chez lui le soir comme si de rien n’était. Vertigineux.
Un CV contesté par les historiens
Fonctionnaire zélé ou bourreau psychotique ? Les deux à la fois ? La personnalité de Rudolf Höss fascine autant qu’elle interroge. Dans ses mémoires, Le commandant d’Auschwitz parle, écrites en prison après son arrestation en 1946, il se présente comme un héros de guerre, engagé volontaire sur le front oriental dans sa jeunesse. Une version battue en brèche par les historiens qui voient en lui un mythomane, désireux d’enjoliver son CV.
Impliqué dans la mort d’un militant de gauche qui lui a valu une condamnation à dix ans de prison en 1924, Rudolf Höss en sort quatre ans plus tard en raison de son comportement exemplaire. L’année suivante, il fait la rencontre de son épouse Hedwig au sein des Artamans, un mouvement de jeunesse d’extrême droite. Ils auront cinq enfants, les garçons Klaus et Hans-Jürgen, et trois filles, Heidetraut, Inge-Brigitt et Annegret.
En 1933, Rudolf Höss rejoint la Schutzstaffel, le service protection rapprochée d’Adolf Hitler qui va progressivement occuper une place centrale au sein de l’administration nazie, avant de se voir chargée d’organiser l’extermination des Juifs d’Europe. L’année suivante, Heinrich Himmler l’assigne au camp de Dachau où il fait la connaissance de Theodor Eicke, considéré comme l’un des architectes de la Solution finale.
Après l’invasion de la Pologne en 1939, Rudolf Höss est chargé d’étudier la faisabilité d’un camp de prisonniers qui deviendra Auschwitz. D’abord des Polonais et des Russes. Puis des Juifs déportés de toute l’Europe dont la plupart vont périr dans les chambres à gaz. Dans L’Ombre du commandant, Hans-Jurgen Höss, aujourd’hui âgé de 87 ans, affirme que son père a toujours dissimulé à ses frères et sœurs la vraie nature du camp de concentration.
Dans ses mémoires, qui servent de fil rouge au documentaire, le bourreau d’Auschwitz réduit son rôle à celui d’un simple exécutant, obéissant aux ordres d’une hiérarchie “exigeante”. Pour les historiens, il aurait ainsi essayé de diluer sa responsabilité dans la pire tragédie du XXᵉ siècle. En vain. Arrêté en 1946 sur les indications de son épouse, dans une ferme allemande où il s’était réfugié, il est pendu le 16 avril 1947 sur le site de ses méfaits, son ancienne propriété à l’horizon.