Le serment de Koufra, cette folle promesse tenue par Leclerc à ses hommes de la 2e DB
En 1941, après une victoire spectaculaire dans le désert libyen, le futur général Leclerc fait à la 2e division blindée une promesse folle, qu’il tiendra. Par Joseph Le Corre – Le Point.
Le 23 novembre 1944, Strasbourg est libérée. Pris de surprise par les chars de la 2e division blindée du général Leclerc, les Allemands battent en retraite. Partout, des mains fébriles déploient les premiers drapeaux tricolores tandis qu’un message crypté fend les ondes : « Tissu est dans iode ! » Un code qui confirme l’arrivée des troupes françaises dans la ville.
Le général Leclerc vient de tenir une promesse faite quatre ans plus tôt à ses hommes. Après une victoire héroïque contre l’armée italienne dans l’inhospitalier désert libyen, Leclerc – à l’époque colonel – aurait promis de libérer la ville de Strasbourg lors du « serment de Koufra ». C’est donc chose faite.
Leclerc et « l’armée des pauvres »
Pourtant, quatre ans auparavant, ce serment semblait presque intenable. Après l’armistice de l’été 1940, l’empire colonial français en Afrique devient l’ultime espoir du général de Gaulle pour doter la France libre d’une assise territoriale. Philippe de Hauteclocque, colonel Leclerc, est nommé gouverneur du Cameroun. De là, il s’appuie sur l’Afrique-Équatoriale française pour ouvrir un nouveau front. Dans les confins du Tchad, à des milliers de kilomètres de la métropole occupée, Leclerc pose les premières pierres d’une reconquête.
Le général de Gaulle lui confie une mission insensée : prendre Koufra. Perdue au cœur du désert libyen, cette oasis stratégique, protégée par des fortifications et dotée d’un aérodrome, est aux mains des Italiens, alliés du Reich. Le fort d’El Tag, verrou de la région, est solidement défendu : mitrailleuses lourdes, artillerie à longue portée, garnison aguerrie. En face, les forces de la France libre paraissent dérisoires. « C’est une armée faite de bric et de broc, dépendante des Britanniques pour l’équipement. Leclerc lui-même la qualifiait d’“armée des pauvres” », raconte l’historienne Christine Levisse-Touzé, ex-directrice du musée de la Libération de Paris, musée du Général Leclerc, musée Jean Moulin (Paris Musées).
Au total, 402 hommes, dont 101 Européens, vont se lancer à l’assaut de cette place forte. Pour s’y rendre, Leclerc et ses hommes ont à peine assez d’essence et d’eau potable. Ils n’ont pas le choix : il faut prendre Koufra, ou mourir dans le désert libyen. Devant eux, 1 200 kilomètres d’enfer. De Faya-Largeau, leur camp de base au Tchad, jusqu’à Koufra, presque aucune route n’existe, seulement un labyrinthe de montagnes et de dunes, un terrain mouvant, des reliefs escarpés où l’on avance à l’aveugle. Par endroits, les cartes s’arrêtent net, laissant place à de grandes zones blanches. Leclerc et ses hommes partent dans l’inconnu.
Coup de bluff et première victoire française, à Koufra
Un groupe de reconnaissance atteint l’oasis le 7 février 1941. Premiers affrontements. Mais l’effet de surprise est perdu et le rapport de force, accablant. L’ennemi est retranché, équipé, supérieur en nombre. Alors, Leclerc tente un coup de poker. Il ordonne à ses artilleurs de déplacer leur unique canon et de tirer chaque jour une trentaine d’obus pour déclencher des feux sporadiques et imprévisibles. Les Italiens, désorientés, s’imaginent cernés par une artillerie massive. La chance s’en mêle : quelques obus tombent directement sur leurs quartiers de vie. Hasard pur. Mais l’illusion est parfaite.
Les Italiens se rendent. La forteresse réputée imprenable tombe le 1er mars 1941. La légende de Leclerc s’écrit. C’est la première victoire française depuis le début de la guerre. À Londres, de Gaulle exulte. Deux jours plus tard, il écrit à son héros : « Le succès français de Koufra est une grande date dans l’histoire de la libération de la France. […] Vous venez de prouver à l’ennemi qu’il n’en a pas fini avec l’armée française. Les glorieuses troupes du Tchad et leur chef sont sur la route de la victoire. » Puis, dans un élan de tendresse inattendu, il conclut : « Je vous embrasse. »
Galvanisé par l’exploit, le colonel Leclerc réunit ses hommes dans le sable autour du drapeau français fraîchement hissé au sommet de la forteresse. Le serment de Koufra, tel que gravé sur le monument du maréchal Leclerc de Hauteclocque à Strasbourg, aurait été prononcé ainsi : « Jurez de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs, nos belles couleurs, flotteront à nouveau sur la cathédrale de Strasbourg. »
« Que flottent à nouveau nos couleurs sur la cathédrale de Strasbourg »
« Il n’y a pas de traces écrites de ce serment de Koufra prononcé au lendemain de la victoire. Mais on sait que, le 21 mars, il adresse un ordre du jour où il écrit : “Il y aura place au combat pour tous avant que flottent à nouveau nos couleurs sur la cathédrale de Strasbourg.” » précise Christine Levisse-Touzé, qui a publié, en collaboration avec l’historien Julien Toureille, Les Écrits de combats de Philippe de Hauteclocque (Sorbonne Université Presses) en 2023.
Pourquoi Strasbourg et pas Paris ? « L’Alsace et la Moselle ont été annexées par le IIIᵉ Reich. Plus qu’ailleurs, c’est le symbole de la libération contre les forces nazies, qui ont tenu jusqu’au bout avec pugnacité. Cette ténacité à défendre un territoire, que le commandement allemand estime faire partie du IIIᵉ Reich, lui confère une force symbolique supplémentaire. »
Le 21 mars 1941, Leclerc fait parvenir une lettre à ses officiers et sous-officiers. « Tenir. C’était déjà, au cours de la dernière guerre, le but principal. […] Aujourd’hui, il s’agit de tenir, séparés des nôtres, sous un climat éprouvant, dans des conditions morales et physiques souvent pénibles, en ayant parfois l’impression d’être inutiles. Tenir combien de temps ? Inutile de faire des prédictions, mais prévoyons toujours le pire, c’est-à-dire une guerre longue. […] En attendant, tenez, tenez, aussi longtemps qu’il le faudra. La victoire finale est certaine et mérite tous les sacrifices. »
Une victoire décisive grâce aux troupes africaines
« L’objectif est de forger le moral de ses hommes, souligne Christine Levisse-Touzé. C’est une victoire militaire, mais l’issue de la guerre reste incertaine. Leclerc s’impose comme un chef face à ses hommes. Pour les Français sous occupation, cette victoire est une lueur d’espoir dans cette nuit noire. »
L’expédition de Koufra a réuni 295 militaires africains. Parmi eux, des Tchadiens et des Camerounais. Sur les quatre tués du côté des Français libres, trois sont africains. Sans les troupes africaines, Leclerc n’aurait pas pu obtenir cette victoire décisive. « Il en a conscience, estime l’historienne. Le 7 mars, il rend hommage aux soldats tombés. Il décline le nom des soldats tchadiens tués et des troupes africaines qui ont participé à la prise de Koufra. »
À des milliers de kilomètres du désert libyen, dans la Somme occupée, Thérèse de Hauteclocque, épouse du général, est entourée de leurs enfants lorsque les ondes de la BBC annoncent la prise de Koufra aux Italiens. Christine Levisse-Touzé, qui a eu la chance de connaître madame de Hauteclocque, rapporte son commentaire, lancé avec une pointe de malice : « Ça pourrait bien être un coup de votre père. »
En octobre 1947, Philippe de Hauteclocque meurt dans un crash tragique d’avion dans les confins du Sahara algérien. « Sa mort accidentelle, à 45 ans, ajoute à la légende : un héros frappé en pleine gloire », conclut l’historienne.