1945 : quand la gare d’Orsay était le plus grand centre d’accueil de rapatriés en France
de Marie Robert, conservatrice en chef au musée d’Orsay, chargée de la photographie et du cinéma
Que se passe-t-il à Orsay en 1945 ?
Ce n’est plus une gare et le lieu est réquisitionné par le ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés pour en faire finalement le plus grand centre d’accueil des rapatriés qui proviennent d’Allemagne et des territoires annexés par le pouvoir nazi.
Le gouvernement en exil provisoire a pensé dès 1943 le rapatriement depuis l’Allemagne de toutes ces personnes. Et au moment où les forces armées nazies sont prises en étau par les armées russe et alliée, des millions de personnes se retrouvent sur les routes pour regagner leurs foyers, notamment en France. Elles sont appelées à se rassembler à la frontière dans différents centres, avant de regagner par camion, à pied, ou en train, essentiellement la capitale, puisque la France est un pays très centralisé. La plupart arrivent gare de l’Est et sont rassemblés dans différents lieux : cinémas (Gaumont et Rex), piscine (Molitor), Vélodrome et donc la gare d’Orsay.
À partir de mars 1945, ses grands espaces, en particulier ‘la salle des pas perdus’ (la nef actuelle du musée), sont transformés par cinq cents ouvriers qui travaillent nuit et jour pendant près de trois semaines à ce qui sera inauguré le 6 avril 1945 par le ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, Henri Frenay.
Ce qui est aussi intéressant, c’est que quelques artistes, des sculpteurs notamment, ont été associés à la décoration de cet espace, pour lui donner un semblant d’humanité et ajouter une touche de beauté.
Comment ce centre était-il organisé ?
Les personnes prises en charge arrivaient pour la plupart dans des camions militaires. On les faisait entrer dans la gare avant de suivre un certain nombre d’étapes. C’était très rationalisé, très bien organisé. On vérifie d’abord leur identité, parce que, parmi tous ces hommes, peuvent se cacher des miliciens, des membres de la Gestapo, des Allemands. C’est donc un moment un peu tatillon, bureaucratique, qui blesse pas mal aussi les hommes et les femmes qui arrivent. On les nettoie, ils sont lavés, ils passent à l’étuve, ainsi que leurs vêtements. Ils sont désinfectés parce qu’il y a de grandes craintes du typhus, transporté par les poux notamment. Une visite médicale permet de vérifier entre autres l’état de leurs poumons parce qu’il y a beaucoup de tuberculose. On leur donne un pécule pour pouvoir repartir, des tickets de métro et des tickets de rationnement pour s’alimenter. On les renseigne, ils peuvent accéder à des postes téléphoniques pour éventuellement joindre leur famille, et on les nourrit.
Ainsi, au bout d’une heure ou deux, ils sont libres et peuvent quitter la gare. Ils ont retrouvé une identité de citoyen et d’homme libre.
Combien de ‘rapatriés’ y ont été accueillis et par qui ?
En gros, 200 000 personnes ont été accueillies à Orsay entre le 6 avril et la fin du mois d’août 1945. Avec une variation dans les flux, mais on peut dire qu’à peu près 1 000 à 3 000 rapatriés y sont passés chaque jour. Ces rapatriés étant des soldats faits prisonniers, des personnes mobilisées pour le service du travail obligatoire (STO), ou encore des ‘malgré-nous’, ces Alsaciens-Lorrains obligés d’intégrer les armées nazies, et enfin des déportés dans des camps de concentration ou d’extermination.
Pendant tout ce temps, plusieurs milliers de personnes les reçoivent. Des agents de la fonction publique, du ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés ou du ministère de la Guerre, du personnel des postes et télécommunications, des personnels aussi d’organisations humanitaires dont la Croix-Rouge, des scouts, des médecins, des infirmières… Et beaucoup de volontaires sont évidemment présents, parce que c’est un moment très fort pour l’ensemble des Français à l’époque, qui sont tous concernés par cet événement.
Le centre d’Orsay devient aussi évidemment un rendez-vous pour des familles et des amis en quête de proches. On le voit dès le début de votre présentation.
Ce moment où les hommes débarquent des camions et vont s’engouffrer dans la gare est aussi effectivement un moment très fort. Car s’attroupent là bien souvent des Parisiens, bien souvent endimanchés, qui attendent le retour d’un des leurs. Évidemment, on sent de l’anxiété sur les visages, sur les corps. Une attente, parfois de la joie. Et c’est aussi un spectacle, il faut bien le dire. Les gens viennent voir ces personnes qui ont été absentes cinq ans, qui ont vécu une expérience radicale, venant en quelque sorte d’outre-tombe. Je pense qu’il y a aussi un côté probablement voyeur.
Enfin, au sein de cette histoire méconnue, il y a ce millionième rapatrié. Dans une mise en scène totale des autorités.
C’est effectivement une incroyable mise en scène patriotique et gouvernementale. Le 1er juin 1945, on s’apprête ainsi à recevoir ce millionième rapatrié : Jules Garon. Ce soldat très vite arrêté et envoyé dans différents stalags a fait preuve de bravoure, et à l’ouverture de sa prison, il est même resté sur place pour permettre à ses camarades de rentrer avant lui. Il est remarqué – c’est un bel homme – il a de la prestance, du bagout, de la modestie aussi parce qu’il est dépassé par ce qui lui arrive et tous ces honneurs. Et il a l’humilité de déclarer que ces honneurs ne sont pas mérités et qu’il est là aussi pour tous les autres. Ceux qui reviennent avec lui, mais tous ceux qui sont restés, qui ont subi les pires cruautés, les assassinats de masse.
Il est revenu par avion grâce aux forces alliées, il débarque à l’aérodrome du Bourget, reçu en grande pompe avec les différents hymnes, les drapeaux, les militaires. Et il est transmis par les Alliés à la puissance politique française, au ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, Henri Frenay, qui le reçoit à la gare d’Orsay et avec lequel il va échanger quelques mots. Ce millionième, c’est le héros, celui qui a eu les armes à la main, qui a fait preuve de force, de courage, de solidarité. Mais à l’époque, il existe un millionième plus un : un déporté, qui arrive avec une soixantaine d’autres hommes, avec Jules Garon, sur le tarmac du Bourget. Mais il passe à travers la considération des forces politiques et des journalistes. C’est ce millionième plus un qui disparaît des radars, alors qu’il avait été aussi identifié pour incarner tous ces rapatriés. Il a disparu de l’histoire et des images.